Pour les uns, les plus jeunes, c’était un jour de Saint-Nicolas; pour les autres, les agriculteurs, les défenseurs de l’environnement, les populations autochtones et bien d’autres, c’était un jour funeste, celui de l’annonce de la finalisation des négociations de l’accord UE-Mercosur. La Présidente de la Commission avait expressément fait le déplacement en Uruguay pour serrer les mains des chefs d’Etats du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay).
Précisons d’emblée que l’annonce ne signifie pas que l’accord va irrémédiablement entrer en vigueur. Il y a encore plusieurs étapes, certaines techniques, d’autres politiques, avant d’en arriver là - et encore sans garantie car le passage en force de la Commission pourrait se retourner contre elle.
Maintenant que l’accord est finalisé, suivra une période où les juristes-linguistes vont intervenir pour nettoyer les textes; ensuite, ceux-ci seront traduits dans les 24 langues officielles de l’UE. Ce n’est donc que durant l’été 2025, probablement avant les vacances, que la Commission présentera au Conseil des Ministres de l’UE l’accord. Ceux-ci délibéreront et
Ainsi, la bataille politique et militante vient d’entrer dans une nouvelle phase et le second semestre 2025 sera crucial; c’est pourquoi il est important d’utiliser les mois qui viennent pour informer au mieux des effets des derniers textes et de consolider l’opposition à cet égard.
Mais que contiennent ces textes? La Commission a rendu publique sur son site la quinzaine de nouveaux textes qui sont des ajustements à des chapitres qui avaient été finalisés ou de véritables créations récentes. Ils font tantôt deux lignes, tantôt 70 pages.
On ne passera ici en revue que ceux qui sont les plus importants à nos yeux. (Les critiques du précédent article restent de mises.)
La Commission est fière d’annoncer qu’elle a réussi à faire accepter par les pays du Mercosur que l’Accord de Paris sera un “élément essentiel” de l’accord UE-Mercosur. Cela signifie que si une Partie considère que l’autre ne respecte plus l’Accord de Paris, alors il peut demander à suspendre voire à mettre un terme à l’accord UE-Mercosur. C’est donc l’arme nucléaire qui a rarement été utilisée dans le passé. Mais, on doute que la reconnaissance de ce grand principe mène à de quelconques résultats. En effet, plusieurs instances juridiques internationales ont dénoncé les violations des droits humains en Palestine par Israël. Les droits humains sont un “élément essentiel” de l’accord entre l’UE et Israël et pourtant, l’UE n’a pas dénoncé cet accord… Donc, il y a plus qu’un pas entre le principe et son opérationnalisation.
Nous ne nous laissons pas duper par cette soi-disant victoire. D’autant que ces trois pages sur le changement climatique risquent d’être versées dans le volet coopération de l’accord d’association. Or, si la Commission opte pour la scission de l’accord pour faciliter l’entrée en vigueur du volet commerce (parce que celui-ci nécessite une majorité qualifiée, alors il se pourrait que le volet coopération n’entre jamais en vigueur parce que sa ratification doit se faire à l’unanimité des Etats membres ; et donc, la pseudo-garantie de l’Accord de Paris déjà sujette à caution ne verrait jamais le jour.
Enfin, les fins observateurs auront noté une roublardise dès le premier paragraphe du texte. On y lit que
“Les Parties reconnaissent que la menace mondiale du changement climatique nécessite la coopération la plus large possible de tous les pays pour réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre et s'adapter aux effets néfastes du changement climatique d'une manière qui ne menace pas la production alimentaire, les pays développés continuant à jouer un rôle de chef de file.”
Le fait de poser une limite à la lutte contre le dérèglement climatique et qui serait celle de “la production alimentaire” est problématique. Car derrière ce langage a priori innocent, on sent poindre le lobby de l’agrobusiness brésilien (et probablement argentin) qui refuse toute contrainte à son expansion. Le Brésil et l’Argentine sont les 1ère et 3ème puissances exportatrices net d’alimentation dans le monde (le n°2 est les USA; trustant la 8e place, la France est le seul pays européen du top 10).
Une chose est de parler de la production alimentaire, une autre est de parler de la sécurité alimentaire qui est un objectif aussi important que la lutte contre le dérèglement climatique. En effet, bien qu’étant le grenier du monde et la première puissance exportatrice, l’insécurité alimentaire règne au Brésil, touchant 27 % de la population.
L’accord de principe de 2019 avait été critiqué pour être trop “mou” et laxiste sur les aspects de développement durable; c’était l’une des principales critiques du Parlement européen qui, en octobre 2020 (voir paragraphe 36), avait pointé cette faiblesse pour indiquer qu’il ne pourrait pas soutenir l’accord. Depuis 2023, les négociateurs se sont attelés à une annexe plus élaborée précisant la portée et la nature des actions à mener pour concrétiser ce chapitre. Mais, on bute ici sur le même problème qu’avec tous les accords de commerce (à l’exception de celui avec la Nouvelle Zélande), à savoir que ces engagements sont de belles déclarations mais elles ne sont pas “exécutoires”. Autrement dit, si après l’accord ratifié, les Parties décident de ne pas donner suite et d’ignorer leurs promesses, il n’y aura aucune conséquence. Et il semble exclu de pouvoir améliorer le statut de ces dispositions à l’avenir car dans le texte sur “les clauses de révision”, il est prévu qu’une évaluation des effets de l’accord sur l’emploi, le commerce et l’investissement sera réalisée… mais pas sur les questions de durabilité. (Dans les accords récents conclus avec le Chili ou le Kenya, il était pourtant question de se donner rendez-vous à une échéance précise pour rehausser les articles en matière de durabilité.)
Ensuite, dans cette annexe fourre-tout, on trouve des dispositions sur l’un des grands enjeux de l’accord: le risque de déforestation. On se souvient qu’il s’agit d’une crainte exprimée par les Verts et de nombreuses ONG, crainte corroborée par un rapport remis au Premier ministre français en 2020 qui estimait que les déforestations pourraient accélérer de 25 % en six ans du fait de l’accord. La Commission se veut rassurante en disant qu’aucun autre accord n’a été si précis et si bien balisé pour éviter ce type de risque. Selon elle, l’annexe vient appuyer la Déclaration de Glasgow issue de la COP26 en 2021 qui engageait ses signataires à “travailler collectivement pour mettre un terme et inverser la disparition des forêts et la dégradation des terres d’ici 2030”. Mais à nouveau le diable se cache dans les détails car les trois paragraphes qui traitent des forêts dans l’annexe à l’accord UE-Mercosur ne sont pas dépourvues de failles.
En premier lieu, contrairement à ce que prétend la Commission, le texte va moins loin que la déclaration de Glasgow (celle-ci n’est d’ailleurs pas mentionnée). Il est question d’“éviter de déforester davantage et d’augmenter les efforts pour stabiliser ou accroître la couverture forestière d’ici 2030”. Les experts de ces sujets y voient une brèche car les forêts de plantation pourraient contribuer à accroître la couverture forestière.
Plusieurs paragraphes sont à lire dans la perspective de la mise en œuvre du règlement européen antidéforestation. Selon les paragraphes 55 et 56, l’UE s’engage à considérer de manière positive les documents, certifications et autres délivrés par les pays du Mercosur dans l’identification des risques que chacun de ces pays posent au regard de la déforestation. Or, selon le règlement, il appartient aux autorités européennes de réaliser les opérations de vérification et de contrôle de manière indépendante. Or, avec ce paragraphe, on part d’un a priori favorable qui oriente les travaux des autorités pour que les pays du Mercosur soient le moins gênés par le règlement.
Les concessions de la Commission (dont on ignore si la Direction Générale de l’Environnement a été consultée sur ce point précis) n’est pas sans rappeler les courriers de juillet 2022 et septembre 2023 signés par pas moins de 17 pays partenaires économiques de l’UE et adressés aux législateurs européens critiquant le règlement antidéforestation et demandant la mise en place de facilités pour tenir compte de circonstances nationales.
Par ailleurs, le mécanisme de rééquilibrage (rebalancing mechanism) pourrait empêcher toute amélioration du règlement antidéforestation à l’avenir. Celui-ci prévoit des clauses de rendez-vous permettant d’en élargir le périmètre pour couvrir de nouveaux écosystèmes ou produits susceptibles d’être issus de la déforestation. Or, les pays du Mercosur pourraient justifier au moyen d’analyses chiffrées que de tels développements entraveraient les intérêts de leurs secteurs exportateurs et demander des compensations en échange. Ou alors, anticipant cette possibilité, l’UE pourrait décider de se censurer et de ne pas mettre à jour le règlement antifdéforestation; c’est ce que l’on appelle le “gel régulatoire” (regulatory chill). D’autant que la définition de “mesure” qui peut être contestée est extrêmement large; elle couvre en réalité tout et n’importe quoi. (“The definition includes any measure by a Party, whether in the form of a law, regulation, rule, procedure, decision, administrative action, requirement or practice”, une note de page de page précisant: “For greater certainty, the term "measure" includes omissions and legislation that has not been fully implemented at the conclusions of the negotiations of this Agreement as well as its implementing acts.”)
Ce mécanisme de rééquilibrage pourrait aussi intimider l’UE qui ne moderniserait pas sa législation sur le bien-être animal par crainte de devoir payer une compensation qui pourrait se chiffrer en milliards d’euros aux pays du Mercosur.
Il en va de même pour une révision du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et d’autres législations qui auraient un impact extraterritorial, et cela quand bien même, ces législations seraient autorisées au regard des règles de l’OMC! Autrement dit, l’UE accepterait de se lier les mains, ce qui irait à l’encontre de toute sa doctrine visant à renforcer son autonomie stratégique et sa sécurité économique. C’est d’autant plus grave que, constatant ce que les pays du Mercosur ont réussi à arracher des Européens, d’autres pays avec lesquels nous négocions actuellement comme l’Inde ou l’Indonésie pourraient exiger les mêmes concessions.
La Commission continue d’asséner que l’accord n’aura pas d’impact négatif pour l’agriculture et que, en réalité si l’on prend pour point de repère l’accord avec le Canada (CETA), il se pourrait même que l’UE en profite.
Dans la fiche d’information sur l’agriculture produite par la Commission, celle-ci clarifie que “99.000 tonnes de boeufs du Mercosur pourront entrer sur le marché européen après s’être acquitté de droits tarifaires de 7.5%. 55% de ce quota consistera en viande fraîche ou réfrigérée et 45 % de viande congelée de plus faible valeur. Le volume total représente 1,6% de la production bovine européenne. (...) De manière générale, l’UE est exportatrice net de viande bovine pour un montant de 4,6 milliards d’euros en 2023, presque le double des importations européennes.”
Lors d’entretiens avec les eurodéputés sceptiques, le négociateur en chef de la Commission les a invité à pousser pour que les administrations de leurs Etats membres produisent des analyses d’impact, comme l’a fait l’Irlande. Une telle analyse avait montré que les impacts attendus du Mercosur sur ce gros producteur de viande bovine consisteraient en une baisse de 0,08 % de la production domestique. Effectivement, c’est marginal, sauf qu’il manque une partie à cette histoire, à savoir l’impact sur la valeur de cette production; or, celle-ci baisserait de 2%. Ainsi, ce serait les meilleurs segments du marché qui seraient le plus impactés. (Source)
Ensuite, s’il est vrai que l’UE est exportatrice nette de produits agricoles, il ne faut en tirer des conclusions hâtives et il convient de s’interroger sur qui exporte. En réalité, 4% des entreprises agricoles (y compris entreprises forestières et de la pêche) représentent 70 % des exportations totales sur les marchés internationaux.
On le savait déjà: lors des dernières discussions, les négociateurs n’avaient pas mis sur la table les préoccupations du monde agricole ; aucun chapitre n’avait été rouverts alors que le Brésil et l’Argentine ont obtenu des modifications aux chapitres sur l’ouverture des marchés publics pour préserver certaines marges de manœuvre.
La Commission se borne à indiquer que les mesures de sauvegarde prévues dans l’accord et qui permettent à une Partie d’adopter des mesures pour faire face à un afflux massif et soudain d’importations sont suffisantes. Et dans le cas où les marchés agricoles européens se trouvaient déstabilisés par des importations massives, elle interviendrait et confirme son intention de mettre au point une réserve pour dédommager les agriculteurs fragilisés. Mais il faudra attendre la publication fin février 2025 de la vision du nouveau Commissaire à l’Agriculture pour la politique qu’il supervise pour en savoir davantage.
Cependant, on ne peut qu’être surpris par le fait qu’un nouveau texte prévoit des mesures de sauvegarde spécifiques pour le secteur automobile; ce texte était réclamé par le Mercosur pour éviter d’être inondé par la concurrence européenne. En comparant le mécanisme général de sauvegarde et celui concernant les voitures, on ne peut qu’être frappé par le fait que celui-ci est plus généreux en ce qui concerne la durée maximale des protections qu’un pays peut mettre en place.
Au fur et à mesure des semaines, de nouvelles analyses verront le jour et des spécialistes d’autres domaines feront remonter d’autres problèmes. Au niveau du Parlement européen, des discussions à huis clos (et en public auront lieu entre les eurodéputés et la Commission. Une audition se tiendra en commission du commerce international fin mars. Les familles politiques majoritaires au PE (conservateurs, socialistes, libéraux) qui sont divisés et ont réussi à écarter un débat en plénière à plusieurs reprises ne pourront pas reporter indéfiniment ce rendez-vous face aux citoyens européens.
Du côté du Conseil, beaucoup de questions se posent aussi et il s’agira de voir quelle sera l’attitude de la Pologne (plutôt critique) qui prendra la présidence tournante de l’UE au premier semestre 2025 et du Danemark (plutôt favorable) qui lui succédera en juillet.
Vous pouvez manifester vos inquiétudes et, en deux clics, appeler des Ministres européens à rejeter l’Accord en vous rendant sur cette page.
Enfin, il ne faut pas négliger les avis critiques formulés dans les pays du Mercosur où ONGs, syndicats et même des députés ne voient pas l’accord d’un bon oeil, contrairement aux expressions officielles. Dans une tribune, Elisangela Araujo, une députée du PT brésilien, estime que “L’arrivée de produits européens à prix compétitifs est de nature à détériorer l’industrie locale, avec des conséquences négatives sur l’offre d’emplois et une détérioration des conditions de travail. (...) [L’Accord] ne dynamise que les secteurs exportateurs de produits primaires, à l’origine d’une exploitation prédatrice des ressources naturelles, génératrices de désastres environnementaux et sociaux.” Comme nous, les Verts, qui avions commandé une étude sur des alternatives à cet accord, cette élue considère qu’ “il est donc impératif d’exiger plus qu’un simple accord commercial. Un nouveau compromis est nécessaire, combinant croissance économique, justice sociale et environnementale. Notre futur, celui de notre peuple et celui de notre forêt, dépend de cet enjeu et de cet équilibre à construire.”
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