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Rapport Draghi: oui aux investissements, non à la dérégulation!

17-09-24

Après plusieurs mois d’attente, l’ancien Président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a sorti son rapport sur le futur de la compétitivité européenne. En appelant à des investissements massifs, Draghi souligne l’urgence pour l’Union européenne (UE) de s’adapter aux défis géopolitiques et climatiques. Il appelle à l’adoption rapide d’une nouvelle stratégie industrielle pour l'UE. Le chemin, celui de la croissance verte, qu’il propose n’est, cependant, pas toujours en phase avec les limites planétaires. Décryptons ensemble ce rapport. 

 


Innovation et technologie: la dérégulation du marché intérieur n’est pas la voie à encourager

Pour Draghi, le constat est sans appel: l’industrie européenne a besoin d’innovation technologique, domaine où les USA ont actuellement le leadership mondial. Il affirme justement que l’Union doit investir dans sa souveraineté digitale. Le rapport appelle à l’adoption de plans nationaux et européens concrets pour investir dans une main-d’œuvre qualifiée et dans la recherche. Draghi souligne également la nécessaire harmonisation du marché intérieur. Je salue, par ailleurs, l’appel à réformer la réglementation sur les marchés publics pour soutenir les industries fournissant les technologies propres et plus largement, pour favoriser les productions européennes, réforme que les Verts/ALE appellent de leurs vœux depuis de nombreuses années.

Cependant, l’unification du marché intérieur nécessite des règles et c’est là que l’approche de Draghi devient problématique. Il suggère que l’innovation est limitée par la réglementation et que les technologies numériques n’ont pas besoin de garde-fous. Il qualifie, par exemple, les règles strictes de l’AI Act de « barrière réglementaire ». Draghi considère donc que des exigences strictes peuvent étouffer l’innovation car elles imposent des fardeaux réglementaires aux entreprises. Il propose de maintenir des règles pour les grandes entreprises (surtout américaines) et de déréguler pour les autres. Une telle approche est dangereuse et néglige la complexité du secteur. Les technologies numériques ont des impacts différents et les impacts négatifs ne proviennent pas uniquement des grandes entreprises d’outre-Atlantique. Une réglementation forte apporte, par ailleurs, une sécurité juridique aux entreprises, élément omis par Draghi. L’investissement dans les technologies, la recherche, les compétences et la main-d’œuvre n'exigent pas une position anti-réglementation. C’est un choix politique.

Par ailleurs, le rapport ne fait aucune mention de l’impact environnemental des technologies numériques. Or, le virtuel impacte le monde physique. Comme le montre une étude commandée par les Verts/ALE, l’impact du numérique et du secteur informatique sur notre environnement est loin d’être négligeable. Cet élément ne doit pas être mis au placard au nom de la croissance effrénée.

L’ancien président de la Banque centrale européenne ne fait, en outre, aucune distinction entre les technologies. Selon lui, toutes les technologies sont bonnes à prendre. Nous, les écologistes, réfutons cette vision dite “technologiquement neutre”. J’y reviendrai dans la section suivante.

 

Décarboniser notre industrie doit rimer avec durabilité

La structure du marché énergétique européen basée sur les énergies fossiles ne convient plus aux réalités climatiques et géopolitiques. Comme l’affirme ce rapport, avoir des ambitions climatiques ne suffit pas, nous devons décarboner nos industries et investir dans les technologies propres.  

Néanmoins, comme précédemment souligné, Draghi adopte une approche neutre sur le plan technologique. En d’autres mots, un traitement égal est donné à toutes les technologies. Il ne distingue pas le captage du carbone ou encore le nucléaire des panneaux solaires. Toutes les technologies, selon lui, doivent être traitées et encouragées de la même manière. La vision des écologistes est différente: nous devons massivement investir dans les énergies renouvelables. Si nous planifions la transition, les sources renouvelables peuvent nous approvisionner en énergie bon marché et stable dans le temps. Et, contrairement au nucléaire, les énergies renouvelables peuvent être construites beaucoup plus rapidement et à moindre coût. Elles permettent également une flexibilité dans la production et ne produisent pas de déchets dangereux. Pour une transition énergétique verte et juste, il est primordial de distinguer les différents types de technologies.

Par ailleurs, la décarbonisation ne fait pas tout. Le réchauffement climatique et la perte de biodiversité demandent des solutions multiples. Malgré ses plus de 400 pages, les enjeux de qualité de l’air, de la pollution, de protection de la biodiversité et de limites planétaires n’apparaissent pas dans le rapport Draghi. L’industrialisation européenne doit avant tout s’inscrire dans une démarche de durabilité. Or, Mario Draghi appelle parfois à des exemptions à la législation environnementale au nom de la compétitivité et de la croissance. Le rapport envisage, par exemple, une extension de l’allocation de quotas gratuits d’émissions dans le cadre du système d'échanges de quotas d'émissions (ETS). Le reporting sur la durabilité et la diligence raisonnable est également considéré, je cite, comme une “une source majeure de charge pour les entreprises”. Concernant les PFAS, le rapport conclut que de nouvelles réglementations auraient des conséquences négatives pour l’industrie, oubliant les conséquences sur la santé humaine.

Draghi considère que la décarbonisation et l’innovation doivent être au service de la compétitivité. Nous, les écologistes, renversons la logique: l’industrie européenne doit travailler au bien-être social et environnemental.

 

Une refonte de la politique commerciale au risque d’une instrumentalisation des pays pauvres

La restauration de la compétitivité ne peut s’envisager sans référence à l’attractivité de l’UE sur les marchés internationaux. Jusqu’à présent, les milieux libéraux, conservateurs et patronaux se plaignaient des lenteurs rencontrées au niveau des négociations des accords de commerce (comme celui avec le Mercosur) ou d’investissement ou de leur ratification (cf. le CETA) et que l’accent avait été déplacé sur les instruments défensifs (règlement anti-coercition ou anti-subventions) ainsi que sur les mesures autonomes (règlement anti-déforestation, mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, etc.).

Draghi, lui, reconnecte la politique commerciale aux autres politiques européennes, dont les politiques climatique et industrielle. Si ce changement de paradigme est bienvenu, il rouvre la porte à une forme de néo-extractivisme et de néo-colonialisme. En effet, l’accent est mis sur les partenariats avec les pays richement dotés en ressources, celles-là même qui intéressent les Européens parce que ces ressources sont des composants essentiels des technologies vertes et numériques. Plus de la moitié des 30 matières premières nécessaires à la transition écologique se trouvent sur des territoires gérés par des populations autochtones ou occupés par des populations de paysans, généralement dans des pays en développement. Le rapport ne fait aucune recommandation pour protéger ces groupes vulnérables face aux puissances industrielles ou pour garantir que les partenariats industriels préconisés bénéficient de manière équitable aux pays et communautés locales concernées, alors que ce principe est reconnu dans des textes onusiens ou même dans les traités européens (le principe de cohérence des politiques pour le développement).

Il s’agit aussi pour l’UE de rester ouverte aux pays qui fournissent des technologies essentielles pour lesquelles l’UE est déficitaire. C’est ainsi que, en cohérence avec ces recommandations sur l’IA, il plaide pour la réduction des barrières transatlantiques dans le commerce digital de sorte que nous gardions un accès aux processeurs et aux modèles d’IA développés de l’autre côté de l’océan.

Le rapport Draghi affirme la nécessité d’utiliser nos instruments défensifs lorsque la sécurité économique de l’UE est menacée parce que des partenaires économiques ne jouent pas le jeu de la concurrence libre et non-faussée. Mais il tempère immédiatement cette prise de position en limitant l’usage de ces mesures de protection aux cas les plus sérieux, ceux qui nuiraient à la croissance de la productivité européenne ou lorsque l’on pourrait invoquer une « raison impérieuse d’ordre géopolitique ». Ainsi, Draghi met en garde sans que cela soit explicite la Commission pour les nouvelles taxes sur les véhicules électriques chinois fortement subventionnés par le régime communiste parce que cela pénaliserait au final le consommateur. Pour lui, si des secteurs européens ont raté le train du progrès technologique au point qu’ils ne pourraient raisonnablement pas rattraper leur retard, ce serait une erreur d’injecter des fonds publics et de prendre des mesures « protectionnistes » pour les maintenir artificiellement en vie.

Faisant référence au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (s’appliquant au ciment, à l’acier, aux fertilisants, à l’aluminium, etc.), Draghi estime qu’il est plus pertinent de taxer les produits finaux plutôt que les matières premières car cela peut pénaliser les industries qui les utilisent comme intrants.

Alors que le rapport encourage une politique influençant l’offre, rien n’est dit sur la demande. Or, sans une diminution de la demande et un passage vers un mode de vie plus sobre et durable, les efforts de décarbonisation et la multiplication d'accords avec des pays tiers ne suffiront pas. Rappelons que le jour du dépassement européen a eu lieu le 3 mai 2024. En d’autres termes, si l’ensemble de la population mondiale avait le même niveau de consommation que l'UE, l'humanité aurait épuisé les ressources disponibles pour l'année sur la planète ce 3 mai. Une meilleure sécurité de l'approvisionnement, une politique d’économie circulaire incitant au recyclage et à la réparation doivent donc aller de paire avec une politique de réduction de la consommation. 

 

Fini l’austérité: investissons!

En proposant un investissement (public et privé) annuel de 750 à 800 milliards d'euros tout en maintenant les acquis sociaux, Mario Draghi m’a positivement surprise. De tels investissements sont nécessaires pour mener une politique industrielle qui protège nos économies des menaces mondiales. L’UE doit mettre fin aux politiques d’austérité qui ont pourtant été adoptées par une majorité de droite au printemps dernier. On est à des années-lumière du Mario Draghi qui, en tant que gouverneur de la Banque centrale européenne, recommandait de durcir le carcan budgétaire s’imposant aux Etats membres, le fameux Pacte de Stabilité et de Croissance.

Tout comme les Verts, Draghi appelle à des financements communs européens. La dette commune permettra de financer des projets communs et des biens publics européens de manière efficace. Cela évitera également des duplication de dépenses entre les Etats membres. En effet, actuellement, l'UE manque de fonds et d'un mécanisme coordonné entre les États pour disposer d'une politique industrielle efficace. 

Cependant, nous sommes fortement opposés à l'agenda de déréglementation du secteur financier. Certaines des mesures proposées d’abaissement des exigences réglementaires pour le marché financier sont similaires à celles qui ont causé la crise financière de 2008. En outre, le rapport Draghi propose de réduire les impôts des entreprises et même les impôts sur le capital. Ces taxes sont déjà peu élevées en UE et il n'explique pas comment de telles incitations fiscales seraient financées. Nous, les écologistes, appelons au contraire à un système de justice fiscale. Nous devons renforcer la lutte contre l'évasion fiscale des multinationales, instaurer une taxe sur les bénéfices exceptionnels et une taxe européenne sur les transactions financières.

Concernant les questions sociales, nous saluons l’appel à préserver “l'État social” européen et à ne pas refaire les erreurs commises durant la période d’hyperglobalisation. Il ne suffit, cependant, pas de “préserver” les normes sociales européennes, il est nécessaire d'améliorer notre modèle social. Draghi ne comprend pas qu'une société inégale avec un tissu social fragmenté mine la productivité et la compétitivité qu'il souhaite stimuler. Nous soutenons, cependant, son appel à garantir à tous les travailleurs un droit à l'éducation et à la formation continue.

Pour conclure, des investissements massifs sont nécessaires et notre boussole doit être un Pacte vert et social. Ce Pacte, que nous réclamons depuis longtemps, doit s’attaquer aux crises climatiques, sociales et environnementales en investissant dans les énergies renouvelables, la nature, la biodiversité et une main d'œuvre de qualité. 

 

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