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Devoir de vigilance : un premier pas pour rendre les entreprises plus responsables

23-02-22

C’est un des dossiers les plus attendus de la législature : la proposition de directive sur le ‘Devoir de vigilance’. Le texte vise à rendre les entreprises responsables des violations des droits humains et des atteintes à l'environnement liées à leurs activités. La publication de ce texte est un pas dans la bonne direction, mais pour qu’il ne reste pas une jolie coquille mais vide, il faudra s’assurer que ces règles s’appliquent à davantage d’entreprises.

Il aura fallu bien de la patience avant d’enfin découvrir la proposition de la Commission européenne en matière de devoir de vigilance des entreprises ! Pas moins de 675 jours se sont écoulés depuis l’annonce de son dépôt. C’est plus que les 653 jours qu’il aura fallu pour former le dernier gouvernement belge.

Ce très long délai ne doit rien au hasard. Le texte s’inscrit au cœur de la tension créée par le Green Deal entre la nécessité de tenir compte des défis sociétaux d’une part, et l’opinion qu’il ne faut pas polluer les enjeux de compétitivité, de commerce avec ce type de considérations, d’autre part. Deux études préparatoires ont été publiées entre temps (Study on due diligence requirements through the supply chain, février 2020, Study on directors’ duties and sustainable corporate governance, juillet 2020)

Une demande pressante de plusieurs Etats membres

Plusieurs États membres et non des moindres se sont déjà dotés de législations nationales  (France, Allemagne) et face aux retards pris, les Pays-Bas avaient annoncé leur volonté d’avancer seuls sur ce dossier. La Belgique n’était pas en reste, avec une proposition de loi déposée par les socialistes et les Ecolos, même si le gouvernement a préféré attendre de voir l’action européenne, comme l’a signalé Sophie Wilmès. La Commission ne pouvait plus tarder si elle voulait éviter une fragmentation des règles s’appliquant aux entreprises.

Plusieurs entreprises belges se sont elles aussi mobilisées pour obtenir une telle législation. Faut-il s’en étonner, alors que nos d’entreprises disent s’inquiéter du poids des contraintes que ferait peser une telle législation sur leurs activités ? Pas du tout. C’est même logique : les entreprises qui veillent à respecter des standards sociaux adéquats et à ne pas porter atteinte à l’environnement subissent une concurrence déloyale de la part des entreprises qui ne s’en soucient pas. Imposer une législation sur le devoir de vigilance est donc aussi une question d’équité dans le monde économique. Enfin, pour les entreprises, faire preuve de plus d’exigence peut aussi procurer un avantage compétitif dans la mesure où les consommateurs sont de plus en plus regardants.  

Les enjeux

Qui est concerné?

  • La proposition actuelle de la Commission, qui sera discutée par les colégislateurs (Parlement européen et Conseil) cible les entreprises de plus de 500 travailleurs et comptant sur un chiffre d’affaires supérieur à 150 millions €.
    Les “grosses” PME (250 travailleurs, et 40 millions € de chiffre d’affaires) des secteurs à haut risque (comme l’extraction, l’agriculture, la foresterie, la pêche et le textile) seraient également concernées. Cependant, avec ces critères, ces secteurs spécifiques seraient faiblement couverts puisque, par exemple, dans le secteur, on trouve essentiellement des entreprises de taille plus modeste.
    (Pour mémoire, la taille moyenne des entreprises européennes est de 13 travailleurs dans le secteur industriel et 5 travailleurs dans le secteur des services!) 
  • Les institutions financières sont également concernées lorsqu’elles font crédit par exemple.
    Les entreprises étrangères actives sur le marché européen sont aussi concernées dès lors qu’elles obéissent aux critères susmentionnés. (Autrement dit, la législation européenne produirait un effet d'extraterritorialité, ce qui pourrait générer des tensions avec des partenaires commerciaux).
    ➠ Au total, seul 1 % des entreprises européennes serait ainsi concernée (13.000)

Quelles modalités?

  • Les entreprises devront identifier les dommages environnementaux et les violations des droits humains qui peuvent découler de leurs activités (ou de celles de leurs filiales ou fournisseurs). Pour cela, elles recourront à des rapports indépendants, des consultations avec les travailleurs et autres parties impliquées… 
    L’Agence UE pour les droits fondamentaux ou l’Agence européenne de l’environnement pourront aussi fournir des lignes directrices pour aider à mieux appréhender les risques dans des secteurs ou à mieux cerner des impacts spécifiques. 
    Le périmètre d’application des nouvelles règles. Si les multinationales devront superviser l’ensemble des entités actives dans leur chaîne de valeur, il incombera moins d’exigences aux “grosses” PME qui ne devront s’intéresser qu’à leurs propres impacts.
    La directive liste les impacts négatifs en termes de droits humains ou environnementaux auxquels les entreprises devront être vigilantes et qu’elles devront corriger s’ils devaient advenir. Le travail des enfants ou le travail forcé, de même que les atteintes à la biodiversité sont bien traités. Mais, concernant le travail forcé, la Commission doit aller plus loin pour honorer l’engagement pris par la présidente de la Commission d’interdire les produits issus du travail forcé. Il faut donc compléter la directive d’un instrument complémentaire; la Commission y est réticente mais face à la pression d’eurodéputés et de la société civile, elle devrait finalement proposer un texte dans les prochains mois.
    Parmi la longue liste des risques envisagés, le risque climatique est étonnant absent (mais la Commission n’exclut pas de l’intégrer lors de l’évaluation des effets de la directive, 7 ans après son entrée en vigueur ; donc, dans une dizaine d’années!)
  • Les entreprises développent si nécessaire un plan d’action de prévention des risques, avec les stakeholders concernés. Elles peuvent prévoir des dispositions contractuelles dans leurs relations avec leurs partenaires économiques qui les dédouaneraient de leurs responsabilités si ceux-ci occasionnent des dommages. Voici un autre point qui réduit encore la portée de la directive.
  • La proposition de la Commission prévoit le paiement de dommages ou de compensations aux personnes/communautés touchées, d’un montant proportionnel à l’impact et à la responsabilité de l’entreprise. S’il ne peut être mis un terme à l’impact, un plan de correction sera mis en place, avec des indicateurs pour suivre la réparation.  La responsabilité de l’entreprise sera engagée si l’entreprise ne s’est pas conformée à ces dispositions et que suite à un de ces manquements, un dommage s’est produit.
  • Un mécanisme de collecte des plaintes est créé et celles-ci pourront être déposées par des syndicats, organisations de la société civile active dans le secteur concerné.
  • Un examen périodique devra être tenu afin de faire le point sur les mesures mises en place par les entreprises concernées ainsi qu’au sein de leurs filiales.
  • Un article enjoint les grandes entreprises multinationales d’adopter un business model “en ligne avec une transition durable et l’Accord de Paris”. Très bien, mais en réalité, elles ont toutes déjà adopté de telles stratégies car en 2022, ne pas se doter d’un tel plan nuirait à leur image. Mais, cela ne signifie pas pour autant que ces plans présentent une ambition suffisante… Et la directive ne prévoit pas d’évaluation indépendante en la matière. A corriger donc. Cependant, la directive demande que la partie variable de la rémunération des directeurs des entreprises dépende de la réalisation d’objectifs environnementaux.
  • Des autorités nationales de supervision indépendantes, transparentes et impartiales suivront la mise en œuvre de la législation. Elles disposeront d’un droit d’initiative pour lancer une enquête ou si elles sont informées d’infractions. Si l’enquête conclut à un non-respect de la législation, alors l'entreprise aura un certain temps pour se mettre en ordre, ce qui n’empêchera pas nécessairement des sanctions administratives ou d’engager leurs responsabilités civiles. Les sanctions devront être efficaces, proportionnelles (au chiffre d’affaires) et dissuasives.
    Les entreprises qui demandent un soutien public devront certifier qu’aucune sanction n’a été prise à leur encontre en vertu de cette directive.

La suite de la procédure

Le texte va désormais être étudié par les co-législateurs (Parlement européen et Conseil). Le groupe des Verts/ALE se battra pour améliorer ce texte, et notamment étendre sa portée à un plus grand nombre d’entreprises, afin de rendre notre économie moins destructrice des êtres humains et des milieux naturels.

Il faudra ensuite que les Etats membres transposent dans leur droit national la directive. Cette étape est un autre point de faiblesse car la Commission a laissé une grande latitude aux Etats membres pour fixer des critères d’intervention, le niveau des sanctions, etc. Et si les transpositions révèlent différents niveaux d’exigence - ce qui risque d’être le cas -, les entreprises feront face à une incertitude, à une insécurité juridique, ce qu’elles détestent le plus au monde et on les comprend. Et quid aussi si certains Etats membres trainent à transposer la directive ou en transposent mal certains éléments ?

Enfin, n’oublions pas que si une telle directive est nécessaire, c’est bien parce que les Lignes Directrices établies par les Nations Unies ou l’OCDE en matière de responsabilité des entreprises sont restés des tigres de papier. Il convient en complément des travaux visant à faire entrer en vigueur la directive que l’UE s’engage constructivement dans les négociations concernant le Traité des Nations unies sur les entreprises et les droits humains. 

 

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