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La "sécurité nationale", la nouvelle excuse pour espionner les opposants politiques en Europe

14-11-22

Texte initialement publié en anglais sur le site de Social Europe.

Espagne, Pologne, Hongrie, Grèce : la liste des États membres de l'Union européenne qui ont utilisé des logiciels espions pour surveiller des opposants politiques, des avocats, des militants des droits de l'homme ou des journalistes ne cesse de s'allonger. Dernier scandale en date: en Grèce, à l’aide du logiciel espion Predator, plusieurs journalistes d'investigation et hommes politiques, dont un collègue député européen, Nikos Androulakis, ont été mis sur écoute. Les autorités grecques, après avoir tenté d'étouffer l'affaire, ont cherché à justifier ces écoutes au nom de la sacro-sainte "sécurité nationale". L'utilisation systématique de ce concept par les quatre pays susmentionnés conduit à des dérives sécuritaires et liberticides. Ce n'est pas que la sécurité ne soit pas un objectif légitime, mais les droits fondamentaux - vie privée, liberté de la presse et opposition politique - doivent également être fermement protégés. Ce faisant, les décisions prises au nom de la “sécurité nationale” doivent faire l’objet de contrôles stricts. Sans cela, un système politique ne peut plus être qualifié de démocratique. C'est pourquoi le scandale dit Predator, qui s'est produit dans le berceau de la démocratie européenne, ne doit pas rester sans conséquences.

 

 

Un chemin semé d'embûches

La commission d'enquête du Parlement européen sur Pegasus et autres logiciels espions (PEGA), dont je suis membre, tente de faire la lumière sur ces nouvelles pratiques d'espionnage. Conformément à notre mandat, nous organisons des auditions d'experts, de victimes, d'autorités et d'autres personnes concernées. Nous effectuons également des missions dans certains États membres pour recueillir des informations sur le terrain.

Obtenir ces informations n'est pas chose aisée- notre chemin est parsemé d'obstacles. Outre les limites de notre mandat, la coopération des Etats membres est faible, voire inexistante. Lors de la visite de la commission PEGA en Pologne, les autorités nationales ont tout simplement refusé de nous recevoir. En septembre dernier, elles ont également décliné une invitation à une audition au Parlement européen au sujet du cas polonais.

La semaine dernière, lors d'une mission en Grèce, nous avons rencontré un ministre d'État, Georgios Gerapetritis, et le président de la commission d'enquête du Parlement hellénique, Ioannis Kefalogiannis, alors que le Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, était ... à l'étranger. Aucun compte rendu officiel de nos rencontres ne nous a été communiqué. Et la seule question à laquelle la commission d'enquête grecque devait répondre - pourquoi M. Androulakis (président du parti d’opposition) a-t-il été espionné - reste sans réponse. Par ailleurs, vingt-quatre heures après notre départ de Grèce, le journal Documento a révélé une nouvelle liste de 33 personnes, composée de politiciens, journalistes et hommes d'affaires, qui ont été mis sous surveillance par les services de renseignement grecs. Pourtant, face à ces nouvelles révélations, les seules réponses du gouvernement sont des démentis, des tentatives de discréditer les voix critiques et des procès d'intimidation contre les journalistes de Documento.

 

Le silence des Etats membres

Malheureusement, la Pologne et la Grèce ne sont pas les seuls Etats non coopératifs. Nous avons récemment demandé à tous les Etats membres de remplir un document portant sur leur utilisation de logiciels espions. Et la coopération n'est pas le maître mot : presque aucun d'entre eux n’ont répondu. Ce silence en dit long, silence qui, une fois encore, est justifié par des arguments de “sécurité nationale”. Bien entendu, nous ne pouvons faire aucune allégation quant aux pratiques d’espionnage des gouvernements nationaux. Mais il est connu et confirmé que 14 États membres ont acheté des logiciels espions à la société israélienne NSO, société qui a créé et commercialisé le logiciel Pegasus. 

La Commission doit être à la hauteur des enjeux

Il n'existe pas de directives juridiques spécifiques sur l'utilisation de logiciels espions au niveau européen, de sorte qu'aucune sanction n'est prévue en cas d'abus. En outre, les définitions de la "sécurité nationale" sont floues et ne reposent sur aucune base commune. Cela laisse le champ libre aux écoutes téléphoniques, motivées par des raisons politiques, pour violer le droit à la vie privée en toute impunité.

Face à cette situation, la Commission européenne s'exonère de toute responsabilité, arguant que la "sécurité nationale" ne relève pas de sa compétence. Cependant, en tant que gardienne des traités, l'exécutif européen a le devoir de faire respecter les droits fondamentaux et l'État de droit au sein de l'Union. Et, pour cela, plusieurs outils sont à sa disposition. Pour ne citer que quelques lois déjà existantes, la Commission doit veiller à ce que celles relatives aux exportations de biens à double usage, à la protection des données et à l’ePrivacy soient strictement appliquées, tout comme la future directive sur la diligence raisonnable des entreprises.

Des enquêtes totalement transparentes

La Commission doit également ouvrir, en toute transparence, des enquêtes sur les allégations d'espionnage. Le commissaire à la Justice, Didier Reynders, soutient que la Commission ne peut pas ouvrir une enquête elle-même, mais qu'elle peut seulement demander aux gouvernements nationaux de le faire. C'est pourtant une question de bon sens : demander à des autorités d'enquêter sur leurs propres pratiques illégales n'est pas sans risque. 

Une fois encore, la Grèce en fournit une illustration frappante. Comme mentionné précédemment, une enquête a récemment été ouverte par les autorités nationales grecques au sujet du scandale Predator. Certaines preuves de surveillance ont apparemment été détruites - alors que ces fichiers sont habituellement conservés pendant deux ans. C'est donc sans surprise qu'il y a quelques jours, le parti au pouvoir, Nouvelle Démocratie, a déclaré que l'enquête devait prendre fin. Selon eux, le dossier est clos : il n'y a aucun lien entre les écoutes et les services secrets du pays. 

C’est donc la Commission, main dans la main avec Europol, qui devrait être chargée d'une telle enquête, afin de la mener avec une plus grande impartialité. Son rôle ne doit pas s'arrêter là. Elle doit présenter des propositions législatives visant à créer une réglementation européenne sur l’utilisation de logiciels espions. Le cœur de cette réglementation doit être la protection des droits fondamentaux de tous les citoyens, qu'ils soient sympathisants politiques ou opposants au gouvernement en place.

Dans cette optique, la commission PEGA transmettra à la Commission un ensemble de recommandations visant à mettre un terme aux pratiques illégales de surveillance et d’espionnage. Des auditions et des missions à venir en Hongrie et en Espagne pourraient nous fournir davantage d'informations. Notre rapport devrait être prêt pour la mi-2023.

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