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Carte blanche : Le sadisme de «Squid Game», miroir du jeu migratoire européen

28-10-21

En matière de sadisme, la politique migratoire européenne n’a rien à envier à la série à succès Squid Game, affirment dans une carte blanche Saskia Bricmont, Philippe Lamberts, Damien Carême, Simon Moutquin et François Gemenne.

En moins d’un mois, la série Netflix Squid Game est devenue un véritable phénomène culturel planétaire. En passe de devenir le plus gros succès du géant du streaming, ce drame dystopique sud-coréen met en scène des personnages issus des franges les plus marginalisées de la population qui participent à des jeux d’enfants mortels, dans l’espoir d’éponger leurs dettes.

Le mérite de Squid Game est d’aborder en filigrane des thématiques habituellement absentes des contenus proposés par Netflix. En particulier, la série expose avec noirceur comment la répartition inégale des richesses et l’extrême précarité peuvent faire voler en éclat les fondements mêmes de nos sociétés démocratiques. Mais, à cette critique sociale, s’ajoute une grosse dose d’hémoglobine et de suspense sadique qui suscitent la polémique.

Très populaire chez les adolescents, Squid Game ravive en effet le débat sur le rapport des jeunes à l’ultraviolence : sont-ils capables de faire la différence entre réalité et fiction, entre le bien et le mal ? Faut-il craindre que la série ne transforme les cours de récréation en pugilats ?

Ce débat en occulte pourtant un autre bien plus fondamental : Squid Game ne serait-il pas plutôt le révélateur de cette part sombre de nos sociétés, qui voit la violence d’Etat s’exercer sans limite à l’encontre d’individus considérés comme sous-humains ? La figure du migrant vient en effet directement à l’esprit en voyant ces femmes et ces hommes déshumanisés et anonymisés, prenant part aux jeux funestes de Squid Game.

Car, depuis des années, la politique migratoire européenne s’apparente ni plus ni moins à un gigantesque jeu de massacre. Tout comme dans la série sud-coréenne, les personnes qui y prennent part le font sur une base volontaire dans l’espoir d’une vie meilleure. Elles sont classées et identifiées via leurs données biométriques et peuvent à tout moment se retrouver enfermées dans des espaces de non-droit éloignés de toute civilisation. Mais contrairement à Squid Game, dont les épreuves s’adressent uniquement à des adultes criblés de dettes, le jeu migratoire européen n’opère aucune discrimination fondée sur l’âge : des bébés jusqu’aux personnes âgées, tout le monde peut y participer. Le seul critère de sélection étant de ne pas posséder les bons papiers.

La force dramatique de la série sud-coréenne tient dans le fait qu’elle pervertit des jeux d’enfants, en faisant basculer une partie de billes ou de « 1.2.3 Soleil » dans l’horreur absolue.

En matière de sadisme, la politique migratoire européenne n’a cependant rien à envier à Squid Game. L’arsenal sécuritaire et les méthodes dissuasives auxquels les Etats membres ont recours pour repousser les migrants s’apparentent à de multiples épreuves cruelles.

Inspiré peut-être par le jeu du saute-mouton, le Danemark vient par exemple d’offrir un généreux cadeau à la Lituanie : quinze kilomètres de fils barbelés pour empêcher les migrants de pénétrer sur son territoire. La perversion monte cependant d’un cran lorsque l’on prend connaissance du détail suivant : les barbelés fournis par le Danemark ne sont pas des fils classiques, mais « un modèle spécial, en accordéon, couvert de lames similaires à celles d’un rasoir, pouvant causer des blessures mortelles », comme le rapporte le journal Le Monde.

La Grèce, de son côté, semble plutôt s’inspirer des ateliers d’éveil musical pour concevoir ses armes de dissuasion : elle s’est équipée dernièrement de canons à bruit anti-migrants capables d’atteindre le volume sonore d’un moteur à réaction. Pas besoin d’effectuer de test en laboratoire pour imaginer les dommages physiques irréversibles qu’une telle arme peut infliger aux enfants et aux nourrissons.

Dans une version revisitée du jeu du chat et de la souris, les garde-côtes italiens et maltais sont, quant à eux, devenus maîtres dans le refoulement forcé illégal de demandeurs d’asile vers la Libye. Une fois ramenés à quai, ces derniers sont systématiquement envoyés vers des centres de détention, où nombre d’entre eux sont détenus arbitrairement et soumis à des actes de torture, des violences sexuelles et au travail forcé. Tout cela avec l’aide de l’UE, qui soutient financièrement la gestion migratoire libyenne.

Des pratiques tout aussi abjectes à l’encontre des migrants sont dénoncées en Espagne, en Hongrie, en Croatie ou encore en Bulgarie, si bien que chaque frontière de l’Europe se distingue aujourd’hui par son lot d’abus effroyables. Ce « sale boulot » effectué par les Etats situés à la périphérie de l’Union arrange par ailleurs ceux qui en constituent le centre. C’est le cas de la France, où le gouvernement se rend lui-même complice de refoulements illégaux à la frontière franco-italienne et va jusqu’à vanter le modèle grec des camps fermés, par la voix de son Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Côté belge, le secrétaire d’Etat aux migrations, Sammy Mahdi, continue aussi à fermer les yeux sur ces pratiques de « pushbacks », pourtant dénoncées dans l’accord de gouvernement.

Cette faillite morale est rendue possible par la politique européenne d’asile, qui se résume aujourd’hui à fermer les frontières et à sous-traiter la gestion des réfugiés par la conclusion d’accords odieux avec la Turquie, la Libye, ou le Maroc. Une stratégie mortifère, qui a transformé la Méditerranée en fosse commune à ciel ouvert : au cours du premier semestre de l’année 2021, plus de 1113 personnes y ont déjà péri noyées, et plus de 20000 depuis 2014. Un drame humain que le nouveau Pacte sur la migration et l’asile ne fera qu’amplifier.

Il est, par conséquent, urgent de changer les règles du jeu. Plutôt que de financer des politiques sécuritaires meurtrières, par ailleurs coûteuses et inefficaces, les budgets européens devraient être affectés aux opérations de recherche et de sauvetage en mer et à une politique d’accueil humaine et juste. Cela suppose, tout d’abord, de développer des voies légales et sûres d’accès au territoire européen pour les personnes migrantes, afin d’empêcher de nouvelles pertes de vies humaines. En outre, il faut supprimer les dispositions du règlement de Dublin qui font reposer l’essentiel de la pression migratoire sur quelques pays, en instaurant à la place un mécanisme de répartition équitable des demandeurs d’asile entre Etats membres, basé sur des critères clairs et objectifs. Il convient enfin de soutenir financièrement les villes et communes hospitalières qui décident d’appliquer une politique de protection des personnes migrantes, quel que soit leur titre de séjour.

L’horreur dépeinte dans Squid Game n’est supportable que parce qu’elle semble être le fruit de l’imaginaire. Elle séduit et fascine car elle ne semble jamais pouvoir déborder le cadre de notre écran.

L’horreur est pourtant là, à nos portes. Des enfants, des femmes et des hommes meurent aux frontières de l’Europe. Parce que nous ne voulons pas les voir, parce que nous leur refusons la dignité. Plus que jamais, l’heure est à la moralisation, non pas de la jeunesse, mais de notre classe dirigeante.

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