Le premier paquet omnibus, ensemble fourre-tout visant à déréguler la législation européenne, est en cours de négociation au Parlement européen. Avec le groupe Verts/ALE, nous voterons contre ce paquet : il n’est pas question de détricoter les législations européennes patiemment construites pour aller vers une économie plus durable, respectueuse de l'environnement et des droits humains et sociaux.
L'un des grands acquis de la législature 2019-2024 consistait dans l'adoption de plusieurs législations sur le devoir de vigilance, c'est-à-dire un ensemble de règles obligeant les entreprises à assumer la responsabilité sociétale et à faire en sorte qu'elles mettent en place des systèmes de contrôle en leur sein (notamment en impliquant les syndicats et d’autres parties prenantes) pour éviter que leurs activités ne produisent des effets négatifs indésirés pour les travailleurs tout au long de la chaîne de valeur, pour les communautés locales où elles opèrent, et pour l'environnement. Une décennie de travail main dans la main avec la société civile pour enfin voir adoptées des législations qui auraient pu faire la différence pour les travailleurs tout au long de la chaîne et pour la planète. Et ainsi réaliser ce que souhaitent les européens : des aliments, produits, vêtements, appareils respectant des normes sociales et environnementales.
Règlement anti-déforestation, devoir de vigilance et taxonomie
Ces législations sont le règlement anti-déforestation, qui a déjà fait l’objet d’un premier report de sa date d’application, avant que la Commission prenne prétexte ces derniers jours de problème d’interface informatique pour envisager un second report... ce qui passe mal à quelques jours de la COP30 à Belem; la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (son petit nom : « CSDDD ») qui complète une précédente directive sur le reporting des informations en matière de durabilité et un règlement sur la qualification des activités économiques vertes (taxonomie). Ce sont ces trois derniers textes dont je vais parler dans les lignes qui suivent.
Un détricotage inattendu de piliers du Pacte vert
Depuis les élections de juin 2024 et le basculement à droite de l'échiquier politique, le mot d'ordre au sein du groupe majoritaire conservateur du PPE (Parti populaire européen) est de revenir sur ces nouvelles lois au motif qu’elles sont des freins à la compétitivité des entreprises en générant trop de bureaucratie et donc de coûts. Et c’est le 8 novembre 2024 que, de manière inattendue, la présidente de la Commission annonça unilatéralement que ces trois législations feraient l'objet d'une révision en vue de la “simplification” qui s'avérera rapidement être de la dérégulation. Pourtant, les législateurs avaient adopté la CSDDD six mois auparavant seulement… au nom, notamment, de la compétitivité des entreprises.
Il faut noter que ces législations avaient été dûment justifiées par des analyses d'impact approfondies et elles étaient célébrées comme d'importants progrès par la Commission européenne, le Conseil, et les groupes politiques démocratiques et pro-européens du Parlement. Donc, qu’est-ce qui permet à la Commission d’affirmer quelques mois plus tard que ces textes sont soudainement devenus nocifs ? Surtout que ces affirmations ne reposent pas sur des analyses, sur des faits, alors que c’est normalement le point de départ de toute initiative législative. Saisie par des ONG, l’ombudswoman européenne initiera une enquête pour établir d’éventuels manquements dans le chef de la Commission.
Aussi, leur détricotage a débuté alors même que certaines de ces lois n'étaient pas encore d'application ; la CSDDD devait encore être transposée dans les droits nationaux et ne s’appliquait qu’à partir de 2027 aux plus grandes multinationales.
C'est en février 2025 que la Commission rendit publiques les propositions d'amendements de ces lois. On désigne ces amendements sous le nom de « omnibus ». Il fut d’abord question de voter urgemment, dès avril, sur le report de l’entrée en vigueur de certaines dispositions des législations existantes. J’en parlais ici.
Ensuite, sur le fond, les textes sont examinés par six commissions parlementaires, notamment la commission du Commerce international dans laquelle j'ai été négociatrice pour les Verts/ALE sur ce texte.
Les groupes politiques appréhendent ce travail avec des approches et des objectifs radicalement opposés. Les conservateurs cherchent à dépouiller au maximum ces textes, notamment en définissant des critères limitant drastiquement les nombres d'entreprises concernées (leurs amendements sont tels que la législation adoptée couvrant 82.400 entreprises serait ramenée à 3.300 seulement ; au niveau de la Belgique, on passerait de 3.200 à 99). L'extrême droite, elle, veut jeter à la poubelle l'intégralité de ces législations mais comme elle ne peut pas le faire techniquement, elle pousse la droite à durcir encore le ton de manière à vider de leur sens les textes. D'autre part, les progressistes font face à un nœud gordien. Sachant que, vu le rapport de forces issus des élections, il n'est pas possible de maintenir les lois en l'état, comment limiter la casse, sans apparaître complice de l'oeuvre de dérégulation? Enfin les libéraux sont écartelés entre destructeurs de la loi et ceux qui essaient de la sauver, la position variant fortement en fonction des négociateurs en chef oeuvrant dans les commissions parlementaires.
Au regard des compétences de la commission du Commerce international, nous nous sommes bornés à amender trois articles de la CSDDD. Sans rentrer dans les détails techniques, il s’agissait de restaurer le principe de la « risk-based approach » consacré par les lignes directrices de l’OCDE et selon lequel les entreprises doivent s’intéresser aux risques les plus graves et les plus probables où qu’ils puissent se manifester dans leur chaîne de valeur (autrement dit, on allait à l’encontre des objectifs de la Commission et de la droite cherchant à resserrer le nombre d’entreprises supervisées), à déterminer quelles informations devaient être prises en compte et à remettre en place le principe de « désengagement responsable » (autrement dit, s’il s’avère qu’il y a des risques sérieux chez un fournisseur et qu’il ne semble pas possible que l’entreprise européenne puisse y remédier, comment peut-elle mettre un terme à la relation commerciale). Les compromis sur ces trois articles étaient tels que nous avons voté en faveur. Tout au long du processus dans cette commission et dans les autres, nous avons travaillé en étroite collaboration avec les ONG afin d’évaluer les options sur la table et de formuler des propositions utiles.
La commission parlementaire qui a la charge de rassembler les avis de ses consoeurs est celle dédiée aux affaires juridiques. Le rapporteur (donc l’eurodéputé responsable et tenant la plume pour le Parlement) est un conservateur suédois, Jörgen Warborn. C'est un partisan du libre-échange et de la “suppression de la paperasse” (étant entendu que tout passe à la moulinette) pour les entreprises, même si beaucoup, y compris des PME, ont communiqué qu'elles avaient déjà entrepris des démarches pour se mettre en conformité avec les exigences des législations déjà votées et que tout changement créerait de l'instabilité qui leur serait préjudiciable. Les business leaders européens sont eux aussi favorables à une telle législation, comme indiqué ici.
Le vote dans la commission des affaires juridiques est fixé de longue date au 13 octobre.
La semaine précédente d’ultimes tractations se sont déroulées dans un contexte où le rapporteur conservateur et le Président de son groupe politique ont tordu le bras aux socialistes pour qu’ils cèdent sur certaines exigences, faute de quoi ils avanceraient en faisant alliance avec l’extrême-droite. La Présidente du groupe socialiste a capitulé, renonçant à obtenir des améliorations sur le périmètre de la CSDDD ainsi que le rétablissement d’un régime européen (plutôt que laissé au bon vouloir des Etats) de responsabilité civile des entreprises et de droit à une réparation intégrale. Il s’agissait de priorités que nous portions conjointement et leur abandon a été décidé sans concertation avec les Verts. Cette débâcle a conduit la socialiste Lara Wolters (personnage-clé dans la confection de la CSDDD de 2024) à démissionner de son rôle de négociatrice en chef pour les Socialistes en protestation. Pascal Canfin, leader sur le dossier pour le groupe libéral Renew (lequel comprend le MR et les Engagés), a confirmé qu’il appuyait la démarche en se réjouissant que la «majorité von der Leyen » (rassemblant les groupes conservateurs, libéraux, socialistes et verts ayant dans l’ensemble voté pour l’élection d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission - pour rappel, j’ai voté contre) était derrière le deal... Mais c’est faire peu de cas des Verts/ALE, car nous ne nous rangerons pas derrière cet accord qui tue une pièce maîtresse du Pacte vert européen.
N’en déplaise à Pascal Canfin, à Jörgen Warborn et à Iratxe Garcia-Perez, la Présidente du groupe socialiste, ce texte est un crachat à l’accord conclu en avril entre les « groupes de la majorité von der Leyen ». Cet accord d’une page qui visait à cadrer le processus de négociation stipulait que : « Dans l’esprit de la simplification et dans le but de ne pas affaiblir les principaux objectifs de chaque législation, nous sommes convaincus que les négociations qui s’engagent devraient reposer sur la confiance et une coopération de bonne foi par les groupes signataires de cet accord. Les négociateurs reconnaissent que cela requerra des compromis de toutes les parties et le respect pour les positions de chacun. » Désormais, il apparaît clairement que les engagements des Conservateurs, des Libéraux et dans une certaine mesure, des Socialistes n’ont aucune valeur.
C’est d’autant plus problématique que ce qui se joue dans cette mauvaise pièce risque de donner le ton pour d’autres omnibus qui sont déjà sur la table ou qui vont arriver prochainement: législations agricoles, énergétiques, chimiques, environnementales, etc.
Un mandat omnibus?
Ainsi, il apparaît clairement que ce mandat sera placé sous le signe de la déréglementation. Ce n’est pas une surprise pour les députés progressistes, pour les ONG et les observateurs des questions européennes. Une confirmation. Une confirmation appuyée par la Présidente de la Commission elle-même qui levait toute ambiguité lors du Conseil européen du 1er octobre en déclarant que : « Quand on s’intéresse à la simplification, nous sommes tous d’accord que nous avons besoin de simplification, nous avons besoin de déréglementation. On en a besoin au niveau européen. Mais, en réalité, on en a aussi besoin au niveau national (...). J’espère qu’avec les omnibus, nous sommes en train de montrer le bon exemple que d’autres peuvent suivre. »
Enfin, tout ceci n’est pas sans lien avec le déluge d’accords de commerce qui nous sont présentés depuis un an : avec le Mexique et le Mercosur en décembre, l’Indonésie et le Maroc en septembre et peut-être avant la fin de cette année, l’Inde et les Philippines. En effet, lorsque les législations avaient été élaborées lors du mandat précédent, la Commission européenne affirmait que ces législations viendraient boucher les « trous » de ces accords, elles les complèteraient pour éviter que ceux-ci produisent des impacts indésirables, surtout dans la mesure où leurs chapitres sur le développement durable restent faibles et insuffisants. Or, en affaiblissant les législations, on supprime également leur rôle de garde-fou entourant les accords de commerce, ce qui rend ceux-ci encore moins acceptables que précédemment. Sous couvert d'un contexte géopolitique qui ne laisserait pas d'autre choix à l'Europe que de démultiplier les accords de libre-échange, la Commission européenne renoue avec sa doctrine privilégiant la quantité à la qualité des accords commerciaux.
Mais revenons à l’omnibus. Les renversements de situation font grincer des dents, y compris dans le camp des Socialistes. La commission des affaires juridiques votera ce 13 octobre et en fonction des votes, cela donnera une idée de la possibilité de déposer de nouveaux amendements lorsque le texte sera soumis à la plénière du Parlement européen dans les prochaines semaines. Ensuite, il appartiendra au Parlement, au Conseil et à la Commission de faire converger leurs positions de manière à aboutir à un texte final d’ici à la fin de l’année.
L'omnibus ne soulève pas les foules et pourtant, la majorité des citoyens européens et des entreprises sont en faveur d’une législation ambitieuse sur le devoir de vigilance. Or, lorsque la mobilisation citoyenne n'est pas au rendez-vous, il est très compliqué de renverser la vapeur une fois la locomotive en marche. Si les groupes démocratiques et pro-européens précités ne se ressaisissent pas rapidement, nous aurons bel et bien droit à un mandat omnibus, de dérégulation et d'alliances répétées des conservateurs avec les groupes d'extrême droite. Au final, ce sont encore une fois les citoyens, les travailleurs, les femmes et les enfants, les droits humains et l’environnement déjà extrêmement mal en point, qui trinquent. Et cette fois, ce recul de dix ans en arrière sera aussi dur pour les entreprises qui ont quant à elles bien compris que la durabilité est leur assurance-vie.